Montaigne - notre contemporain III, par Zoran Minderovic
janvier 17

Un mensonge, surtout s’il est blanchi par je ne sais quelle mutation alchimique, et cousu de fil blanc, n’est pas grand-chose : de plus, il s’agit d’une cosa mentale, ou plus précisément, d’une opération purement mentale (comme nous explique le lien étymologique latin mens, génitif mentis [esprit] et mentior  [je mens]).

Pour les philosophes, cependant, la dichotomie hypothétique mensonge sérieux – mensonge inoffensif n’est qu’une justification arbitraire d’un acte dont la nature est problématique. Par exemple, Vladimir Jankélévitch (dans Du mensonge) n’hésite pas à replacer le mensonge en tant que tel dans un contexte moral :

La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience elle-même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse.

Montaigne (I, 9, Des Menteurs), en dépassant—d’une manière bergsonienne, si l’on peut dire—toute figuration spatiale, condamne le mensonge comme un mal métaphysique :

En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d’autres crimes.

Autrement dit, en défaisant notre parole—notre quiddité—le mensonge nous déshumanise. Ceux qui rejettent le jugement de Montaigne comme une hyperbole morale ou métaphysique, seront tentés de s’accrocher à l’idée bergsonienne du moi profond, en imaginant que de menues transgressions, effectuées par le moi superficiel, n’atteindront jamais le vrai moi, toujours pur et protégé par la bonne conscience. On ne s’étonnera pas que cette rationalisation soit déjouée par Bergson lui-même dans son Essai sur les données immédiates de la conscience :

. . . le moi intérieur . . . est une force dont les états et modifications se pénètrent intimement, et subissent une altération profonde dès qu’on les sépare . . . pour les dérouler dans l’espace. Mais comme ce moi plus profond ne fait qu’une seule . . . personne avec le moi superficiel, ils paraissent nécessairement durer de la même manière.

Autrement dit, un menteur, ou un trompeur, celui qui pratique la tromperie de temps en temps, disons tous les vendredis, ne regagne pas son statut d’honnête homme entre deux transgressions : il n’y a pas d’amateurisme ni de travail à mi-temps dans les Tristes trompiques. Finalement, il est inutile de refiler nos péchés humains trop-humains à des éléphants : honni soit qui trompe Ganesh.


© 2016, Zoran Minderovic


Zoran Minderovic

Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.

 

 


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