Montaigne, notre contemporain II
novembre 16

Le premier pas dans le travail d’écriture est l’acte physique de prendre la plume—littéralement ou autrement. Toutefois, on se plaît à définir l’écriture comme une activité purement intellectuelle dont les instruments incontournables nous lient, hélas, au monde artisanal. Autrement dit, le travail d’écriture, bien qu’il frôle le monde stupidement physique, acquiert, a priori, le statut d’une activité éminemment intellectuelle, voire spirituelle. Pourtant, un certain nombre d’écrivains contestent ce point de vue. Par exemple, dans « Variations on the Theme of Central Europe » (Cross Currents [1987], Michigan Slavic Materials, no. 28), Danilo Kiš, identifie le mouvement de la main comme le commencent et la fin du travail d’écrivain :

. . .  on n’écrit simplement avec les mots, mais . . . avec la tradition . . . [avec] l’élan d’associations linguistiques, avec tout ce qui, à travers l’automatisme de la langue, se prolonge dans le mouvement de la main (et inversement).

Ces mots suggèrent l’image d’une personne qui tend la main pour saisir un objet.

Bien qu’il ne le dise pas explicitement, Montaigne accepte cette idée de construction hétéroclite, qui n’est pas soumise à une systématisation intellectuelle. En écrivant, Montaigne semble suivre une logique de bricoleur qui cueille, pour ainsi dire, les éléments  avec lesquels il bâtira une structure aléatoire. En d’autres termes, un bricoleur ne peut jamais adhérer au principe du déterminisme. Écoutons Montaigne (I, 50, De Héraclite et Démocrite):

Tantôt à un sujet vain et de néant, j’essaie voir s’il trouvera de quoi lui donner corps, et de quoi l’appuyer et étançonner. Tantôt je le promène à un sujet noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soi, chemin en étant si frayé, qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autrui.

Selon Claude Lévi-Strauss (« La pensée sauvage »), cette méthode, bien qu’elle semble incertaine, n’est nullement inférieure au « travail d’ingénieur », qui suit une logique préétablie :

. . . le bricoleur se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe « ça peut toujours servir »

  

© 2016, Zoran Minderovic


Rédacteur associé du Salon .ll. Zoran Minderovic

Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.


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