Les Vagues, par Katherine Govier
juillet 12


Alors que l’Histoire ne se souvient que de Hokusai, grand maître japonais des ukiyo-e et créateur de la Manga, Katherine Govier raconte dans le roman The Ghost Brush la vie de sa fille Oei, artiste dans l’ombre de son père. Le passage traduit raconte un tournant dans l’œuvre d’Hokusai qui décide de peindre des paysages au lieu de faire des portraits, comme il est de coutume à l’époque, à l’heure où les Néerlandais débarquent dans le pays. On y lit les prémisses d’un art qui rendra le peintre mondialement célèbre, en particulier grâce à l’estampe connue de tous, La Grande Vague de Kanagawa. 


Cela faisait maintenant quatre ans que nous avions rencontré pour la première fois les Hollandais. Assis au bord de la route de T?kaid?, parmi les paysans et les vendeurs de nouilles, mon père et moi avions décidé d’attendre les barbares pour les revoir. Hokusai dessinait. J’avais moi aussi un pinceau que j’utilisais pour m’entraîner à écrire les caractères. Le temps que les nouilles soient cuites, la procession avait fait son apparition, se matérialisant tout d’abord sous la forme d’un nuage de poussière, en bas de la route, puis d’un mélange assourdissant de tambours, de fouets et de chevaux qui hennissaient. Nous étions censés nous agenouiller et nous prosterner, mais comme mon père refusait de se plier à ces règles, nous avons reculé pour nous fondre dans la foule.

Deux policiers marchaient en tête de la procession. Derrière eux, des bœufs se traînaient et des chevaux trottaient. Leurs conducteurs criaient. Les porteurs suivaient, pliant sous le poids d’un fourneau et de caisses pleines de nourriture. Puis surgit un énorme meuble noir, que des hommes supportaient sur leurs épaules, recouvert d’un tissu rouge orné de caractères en or : c’était leur bureau des comptables.

Les porteurs s’arrêtant, les palanquins s’immobilisèrent dans une secousse, rideaux ouverts. Les têtes des barbares en sortirent ; deux d’entre eux descendirent pour voir ce qui bloquait la route. Ils étaient très grands, vêtus d’épais manteaux noirs et de chapeaux hauts de forme. Ils avaient la peau blanche comme du plâtre, et des cheveux cuivrés pendaient de leurs joues et poussaient jusque sous leur nez. Leurs yeux étaient d’un bleu aussi froid que ceux des loups, leur regard aussi brillant.

Ils déballèrent leurs chaudrons et paniers de lin, et installèrent leurs meubles étranges, des tables et des chaises. Les porteurs commencèrent à préparer du thé. Il y eut quelques remous dans un palanquin noir laqué duquel sortit leur chef, tel une grande marionnette. Il s’assit pour prendre son repas de démon rouge composé de thé et de gâteaux, alors même que le docteur commençait à ausculter les bébés malades et les vieilles femmes.

Mon père se rapprocha. L’interprète jeta un coup d’œil dans sa direction : rien qu’un paysan, tout poussiéreux, sur la route avec d’autres paysans…

« Je voudrais vous poser une question. Vos scientifiques disent que la Terre est ronde. Est-ce vrai ?

—  C’est exact. Nous en avons fait le tour sur nos navires. »

Mon père avait bien d’autres questions à poser. Trois barbares vinrent finalement lui parler pour lui montrer les instruments qu’ils brandissaient vers le ciel. La lune était ronde ; ça il pouvait le voir. Tout était peut-être rond, alors. Mais dans ce cas, qu’advenait-il des lignes droites ? D’où venaient-elles ? Et la position des étoiles dans le ciel ? Changeait-elle lorsqu’on se trouvait dans une autre partie du monde ? Se pouvait-il que le ciel soit lui aussi rond ? Cela changerait tout si tel était le cas.

Peu convaincu par les réponses apportées, Hokusai remercia toutefois les Hollandais et me dit que nous devions nous presser car la nuit tombait.

Il me réexpliqua tout ce qu’il avait appris, une fois acceptés dans une maison de thé :

« Si tout ceci est vrai, les lignes droites ne peuvent pas exister. »

Je n’en crus rien. Il y en avait partout, des lignes droites. Il n’y avait qu’à lever les yeux.

« C’est ce qu’on va aller découvrir. En nous dirigeant vers l’horizon. On verra bien à ce moment-là s’il est incurvé. »

 

Uraga était un petit village de pêcheurs bordé de plages, au pied d’une falaise. Nous étions sortis de la longue baie qui menait à Edo et regardions au large. Nous marchâmes en direction de l’extrémité du rivage où se trouvaient quelques huttes de pêche. Plus personne n’y vivait ; seuls quelques vieillards arpentaient les  plages avec leurs piques à anguilles.

« Je m’appelle Tokitaro, de la famille Nakajima », dit mon père à l’un d’entre eux. Ils nous accueillirent chaleureusement et nous déposâmes nos paquetages dans l’une de leurs huttes. Mon père, assis sur la plage, fixait la mer, cette mer qu’il me disait être une grande bête.

« Qu’est-ce que tu cherches ? » lui demandai-je. Aucun bateau n’approchait, aucun ne quittait le village. Il n’y avait que les vagues et l’horizon lointain.

« Tu vois cette ligne ? Là où l’eau s’arrête et où le ciel commence ?

—  Oui.

—  C’est le bout du monde. S’il était rond, cette ligne serait courbe, pas plate. Dis-moi ce que tu vois. »

Je me concentrai sur l’horizon :

« Elle est droite.

—  Tu as tort. Elle est courbe mais très, très longue. Si longue qu’on la voit plate. Mais c’est une courbe extrêmement large. D’ici, on n’est pas assez loin pour le remarquer.

—  On ne peut pas s’approcher plus.

—  Alors nous devrons changer notre façon de voir. »

Hokusai voulait peindre les vagues. Il resta longtemps assis à essayer de les saisir au bon moment. Mais elles bougeaient trop vite et se désagrégeaient devant nous.

« Personne ne peint ces choses-là, lui dis-je. D’habitude on voit des gens dans les peintures.

—  D’habitude. Mais ça ne devrait pas être toujours une obligation.

—  Ah… » Je constatais qu’il envisageait de nombreux changements.

Et j’avais raison. Désormais il dessinerait les gens tout petits, le long du rivage, pour montrer à quel point les vagues étaient gigantesques. Il avait déjà préparé ses personnages : sur la route pour Uraga, il avait esquissé des vendeurs de poteries, jouets et paniers. Il les recopiait à présent sur une ébauche de la plage. Il créa des vaguelettes au large, arquées comme des chats. Il s’ajouta même dans la scène, lui, le vieil homme.

J’étais persuadée que ce n’était pas le genre d’estampe que les gens voulaient.

« Qui donc voudrait voir juste de l’eau et une vieille femme portant un sac de bâtons sur le dos ? »

 

Texte: Katherine Govier

Traduction: Sophie Legrand

© 2012

Le roman de Katherine Govier est publié en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans les pays du Commonwealth; il a été traduit aux Pays-Bas, en Italie, en Turquie, en Slovénie et au Japon - et depuis peu au Québec. Lauréate du Marian Engel Award et du Toronto Book Award, Katherine Govier dirige aujourd’hui le Shoe Project, axé sur les écrivaines récemment immigrées au Canada. Elle vit à Toronto.

Photo de Katherine Govier: Mathieu Bourgeois

Née à Versailles en France, Sophie Legrand obtient son Master en Traduction Littéraire à l’Université Paris 7 et choisit d’étudier l’œuvre de Katherine Govier dans le cadre de sa thèse. Elle travaille actuellement sur la traduction et la publication en français de The Ghost Brush. Sophie Legrand a traduit des programmes TV pour France Télévisions, ainsi qu’une partie de l’ouvrage scientifique Intelligence Artificielle (Pearson Education). 


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