Le génie de la langue II: L’accouchement de Carla Bruni-Sarkozy, par Marie-Andrée Lamontagne
avril 12

 

Connaissez-vous les Mémoires secrets de Bachaumont? Pour ma part, j’ignorais l’existence de ce monsieur jusqu’à ce que je tombe par hasard sur une phrase tirée de ses Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, depuis MDCCLXII, à l’entrée du 19 mai : «Madame Jules de Polignac est accouchée d’un garçon; ce qui réjouit cette maison. La cour s’est établie en conséquence au château de la Muette.» 

Vous ne voyez pas le problème? Posons-le autrement. Il y a deux ou trois ans, la Société canadienne de la Croix-Rouge s’affichait sur les flancs des autobus à Montréal, en invitant le public à donner du sang. Le procédé : gros plan sur le visage d’un malade pour, en peu de mots, susciter la compassion : «transfusée 135 fois», était-il écrit au sujet de cette dame; «transfusé 240 fois», était-il écrit au sujet de ce pâle petit garçon (je cite les chiffres de mémoire – en fait le problème n’est pas là). Comment diable, me disais-je – car le diable avait sûrement quelque chose à voir là-dedans – une femme ou un enfant pouvait-il être transfusé à moins de se liquéfier et de passer d’une éprouvette à une autre? C’est «a reçu 135 fois (ou 240 fois) une transfusion» qu’il aurait fallu écrire. Ce sont là trop de mots, sans doute, pour des publicitaires en mal de concision. Et tant pis pour la syntaxe.

Du coup, la vraie question est la suivante : Pourquoi Madame de Polignac est-elle accouchée d’un garçon au XVIIIe siècle, alors que Carla Bruni-Sarkozy a accouché d’une fille au XXIe siècle?

Le Grevisse explique l’emploi des auxiliaires être et avoir en français en précisant que tous les verbes pronominaux se construisent avec être. Ni le verbe accoucher, je sais, ni la locution verbale recevoir une transfusion ne sont des verbes pronominaux. Mais, comme il arrive souvent dans le Grevisse, le plus agréable en le consultant n’est pas de trouver la réponse à la question qui vous tarabuste, mais de se perdre dans les notes, alinéas à numéros et exceptions qui accompagnent chaque règle.

S’agissant du verbe se lever, qui est bel et bien pronominal, lui, j’apprends ainsi que l’ancien français faisait cohabiter au moins deux usages : me suis levez, venant du latin vulgaire sum levatus, et m’ai levé, du latin postclassique habeo levatum. N’est-il pas ironique de penser que c’est l’usage latin populaire qui l’a emporté en français moderne et normatif, alors que c’est l’usage latin savant qui a donné en français la forme aujourd’hui fautive je m’ai levé? Voilà comment je me console des fautes de syntaxe de la Croix-Rouge. En outre, qui sait? parmi tous les gens qui ont approuvé la campagne publicitaire, il se trouvait peut-être quelqu’un pour se réclamer de l’usage de Bachaumont et conjuguer les verbes comme bon lui semble, et tant pis pour le barbarisme. 

Je rêve, bien sûr. En matière de langue, l’ignorance d’usages périmés, pas plus que ceux-ci, ne saurait justifier des écarts par rapport aux règles actuelles. 

Je rêve, me suis-je dit, un an plus tard, quand la Croix-Rouge canadienne a fait rebelote avec sa campagne publicitaire. Mêmes visées, même gros plan d’un visage malade. Cette fois, cependant, un publicitaire qui connaissait sa langue, s’avisant des dommages causés antérieurement, avait remplacé la tournure fautive par un lapidaire et exact : «135 dons».


© Marie-Andrée Lamontagne 2012

Marie-Andrée Lamontagne est écrivain, éditrice, journaliste et traductrice. Chez Leméac Éditeur, notamment, elle a publié un roman (Vert), un recueil de nouvelles (Entre-monde) et un récit (La méridienne). De 1998 à 2003, elle a dirigé les pages culturelles du quotidien québécois Le Devoir, où elle collabore encore à l’occasion. Elle prépare actuellement une biographie de la romancière et poète Anne Hébert (à paraître aux éditions du Boréal). 
[Photo: Martine Doyon]

 


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