L’antique leçon de la témérité: Le juste milieu, d’Annabel Lyon
mars 12

Publié en 2009, The Golden Mean de la Canadienne Annabel Lyon paraît en traduction française, par l’intermédiaire de la maison d’édition Alto, sous le titre Le juste milieu.

Ce roman historique raconte les six années que le philosophe Aristote passe à Pella, à la solde du roi Philippe II de Macédoine en tant que tuteur de son fils Alexandre. Le philosophe et le roi macédonien n’en sont pas pas à leur première rencontre. Adolescent, Aristote avait dû accompagner son père, célèbre médecin, au chevet d’Amyntas, le père de Philippe. De cette époque est née leur sympathie teintée d’une forte antipathie, sentiments contradictoires qui se tissent inévitablement entre un guerrier et un savant.

Après cette première rencontre, il s’ensuit des années troubles : Stagire, le lieu de naissance du philosophe est mis à sac par son ami Philippe, devenu un vaillant conquérant. Après la mort de ses parents, la tutelle du jeune Aristote est confiée à son beau-frère qui le conduit à l’Académie de Platon en tant que jeune apprenti. Marié plus tard à la princesse Pythias, Aristote qui a maintenant la quarantaine revient à Pella, pour prendre en charge l’éducation d’Alexandre, adolescent rebelle, sensible, maladif, tantôt animé par les plus belles intentions, tantôt poussé à une violence insensée.

Héritier présumé du royaume que Philippe est en train de bâtir à coups d’épées, Alexandre a été surprotégé par une mère accaparante, prématurément vieillie et acariâtre. Le prince cache mal son malaise devant ses propres indécisions, sa solitude accablante, sa timidité, sa soif d’un destin glorieux qui dépasse les limites du bon sens. Quelle sera la tâche du pédagogue devant un tel amas de contradictions?

Sachant les conséquences de l’éducation inculquée par le philosophe, le brillant élève a échoué à tous les examens. Si Aristote a appris à Alexandre que la Terre est ronde et qu’il pourrait un jour revenir en Grèce tout simplement en la contournant, son élève a cherché le bout du monde en saccageant des cités magnifiques, en détruisant des civilisations florissantes. Le professeur a également enseigné à son élève qu’entre lâcheté et courage se trouve un sentier étroit nommé témérité et que la modération rend supportable même la tyrannie. Dans un monde qui croit en la perfection, Aristote a cru au compromis.

Alexandre a manqué la leçon de la modération et du compromis. Il allait dans les limites du monde connu, à la tête d’une armée qui, un jour, allait refuser de lui obéir. Il allait mourir à trente-deux ans, d’une pneumonie selon certains, d’une maladie d’estomac selon Annabel Lyon. Aimant les femmes et les hommes pareillement, ivrogne, imbu d’orgueil, irrémédiablement seul, après avoir tué presque tous ses anciens amis et compagnons d’armes, Alexandre n’est un modèle que pour les livres d’histoire. En même temps, Aristote, cet esprit brillant prouve moins d’ouverture que sa femme Phytias, lorsqu’il affirme que dans un État ideal, le monde est normalement partagé entre maîtres et esclaves.

La qualité du roman d’Annabel Lyon réside dans le fait de ne pas accorder à ses deux personnages plus de mérites qu’ils n’ont déjà eus. Idéalisée par certains, l’amitié entre ces deux grands esprits n’est qu’illusion. Et l’auteure excelle dans la description des hauts et des bas de cette relation chargée d’admiration, de méfiance et de peur. La relation entre le maître et l’élève demeure antagonique, à l’image de celle entre le dresseur et l’animal sauvage qu’il tente de domestiquer et qui se retourne un jour contre le porteur du fouet. Maître d’esclaves lui-même, Aristote s’attend au même traitement de la part d’Alexandre : être remplacé, vendu, battu ou tué lorsque ses services ne seront plus appréciés.

Malgré la célébrité des deux personnages, le roman d’Annabel Lyon transforme ces deux statues en êtres de chair et de sang, mélanges de passions, d’erreurs, et de quelques brillantes idées ayant marqué les siècles. L’auteure nous révèle une passionante relation d’amitié et de haine.

© Felicia Mihali



Journaliste, romancière, et professeure, Felicia Mihali vit présentement à Montréal. Après des études en français, chinois et néerlandais, elle s’est spécialisée en littérature postcoloniale à l’Université de Montréal, où elle a également étudié l’histoire de l’art et la littérature anglaise. Elle a publié sept romans chez XYZ Éditeur, et son premier roman écrit en anglais, The Darling of Kandahar, paraît chez Linda Leith Publishing au mois de mars 2012.
[Photo : Martine Doyon]


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