L’amour et la convention, par Anica Lazin
août 12


Joseph Rouleau, basse, Gonzalo


The Tempest de Thomas Adès, opéra inspiré par The Tempest de William Shakespeare; mise en scène de Robert Lepage.
Festival d’opéra de Québec, le 30 juillet 2012.

Écrite en 1611 comme une comédie, la dernière pièce de William Shakespeare, The Tempest, est retenue par les analystes de son œuvre comme une création profondément atypique. Présentée au Théâtre du Globe, la pièce fut l’équivalent d’un « masque de Cour », genre théâtral très populaire à l’époque, avec ballet, chant, musique, apparitions magiques et décors stupéfiants grâce à des machines qui transportaient le public dans un monde fantaisiste. Cependant, la trame dramatique, influencée par la Divina Commedia de Dante et l’Énéide de Virgile, est plutôt la transposition du passage aux enfers, que celle de la véritable comédie.

Évincé du trône par son frère Antonio et sauvé de la mort par son ami Gonzalo, Prospero (dont le nom est la traduction italienne du latin faustus, qui signifie « le chanceux »), l’ancien Duc de Milan, trouve refuge sur une île avec sa fille Miranda, dont le nom signifie « l’admirable ». Depuis ce temps, soit douze ans, un terrible désir de vengeance brûle le cœur du détrôné. Lorsqu’une occasion se présente, et grâce à la magie et à l’aide d’Ariel, l’esprit de l’air qui est à son service, Prospero provoque une épouvantable tempête, qui engloutit le navire du roi de Naples et tous ses passagers, incluant son frère Antonio.

Après deux heures de jeu entre la vie et la mort, l’enchanteur dépose ses armes devant la force de l’amour né entre sa fille Miranda et le fils du roi de Naples, Ferdinand. Ce véritable amour fustige la vengeance et son aveuglement, et accorde le pardon à tous les humains pour leurs vices.

Ce même amour est l’inépuisable et magnifique moteur de l’imagination du magicien de la scène, Robert Lepage, qui nous offre avec cette dernière réalisation un éventail d’images d’une beauté époustouflante. À la place des machines du XVIIe siècle, ainsi que celles plus modernes du XXIe siècle, il nous démontre son authentique maîtrise de l’art théâtral.

Tout le scénario se déroule à l’intérieur du Teatro de la Scala de Milan : le premier acte en arrière-scène avec vue sur la salle, le deuxième sur la scène avec le décor de la forêt magique et le troisième dans la salle et sur la scène, comme si nous étions placés dans une loge, côté jardin, au-dessus de la scène. Autrement dit, après avoir assisté à des intrigues de cœur, nous assistons au spectacle et finalement à l’union des deux.

En arrière-plan de l’action principale, le monde intérieur de la production théâtrale nous est discrètement révélé.

Génial, enchanteur et inspiré. L’amour, l’incontestable et le profond, qui lie Lepage à son métier, nous envoûte, nous bouleverse et nous remplit d’admiration pour cet artiste québécois.


Rod Gilfry, baryton,  Prospero


Par contre, la musique et la direction musicale de Thomas Adès, compositeur d’origine britannique ne furent pas aussi envoûtantes.

Dans sa biographie on dit qu’il est issu d’une famille d’intellectuels, qu’il étudia le piano et la composition à la Guildhall School of Music de Londres, qu’en 1989, à l’âge de 19 ans, il gagna le deuxième prix de piano du BBC Young Musician of the year, qu’il continua ses études au King’s College de Cambridge et que depuis 1993, ses compositions font partie du répertoire de grandes maisons de musique classique et de théâtre lyrique.

On dit aussi qu’il poursuit également une carrière de chef d’orchestre et qu’il a dirigé les plus grands orchestres du monde et j’y ajoute le petit, mais toutefois, très solide Orchestre Symphonique de Québec. Bravo à l’orchestre !

Je ne connais pas le comportement des musiciens de ces « plus grands orchestres du monde », mais j’ai vu lundi soir, le 30 juillet, ce que je n’ai jamais vu en quarante ans d’expérience en tant que spectatrice éduquée et avisée : suite à la dernière note de l’œuvre, la fosse d’orchestre s’est vidée en quelques secondes, et ultérieurement, alors que le chef était généreusement applaudi par les spectateurs entassés dans la salle comble, et qu’il tendait ses bras vers la fosse en signe de reconnaissance pour les musiciens, celle-ci était complètement vide !

Il n’y avait pas d’amour entre le chef et son orchestre.

Il n’y avait pas plus d’amour entre le compositeur et son œuvre.

Musicalement, c’est un patchwork impersonnel de phrases « empruntées » tantôt à Wagner, tantôt à Stravinski, tantôt à Mozart, sans aucun support harmonique, sans aucun style précis, et sans aucune individualité. Connaissant bien l’œuvre de Goran Bregovic, ce musicien d’origine yougoslave qui a « composé » la musique pour la plupart des films d’Emir Kusturica, je me permets d’écrire que j’ai perçu Thomas Adès comme Bregovic dans la musique classique. Quoique, dans le domaine de la musique de films, le résultat de cette technique puisse être charmant, cependant dans le domaine classique, je trouve cela impardonnable.

The Tempest est une œuvre conventionnelle, sans âme et sans amour, qui se veut contemporaine et originale, et qui représente bien le labyrinthe dans lequel se trouve l’opéra d’aujourd’hui. Cette forme d’art scénique ne pourra survivre grâce aux connaissances et à l’éducation seules. Sans amour dans le cœur de ses créateurs, elle mourra bientôt, si ce n’est déjà fait, qu’on le veuille ou non.

La sincérité de l’art de Lepage et la fausseté de la musique d’Adès : le fléau et les plateaux vides de la balance juste et sensible de l’art lyrique.

Enfin, je lève mon chapeau à l’équipe complète de chanteurs, particulièrement à Julie Boulianne (Miranda), Rod Gilfry (Prospero) et Audrey Luna (Ariel). Tous mes compliments aussi à Joseph Rouleau qui, malgré son âge avancé, rend hommage à son art et sa carrière.

 

Salle Louis-Fréchette du Grand Théâtre de Québec, les 26, 28, 30 juillet et 1er août 2012

Coproduction :

Metropolitan Opera de New-York, Wiener Staatsoper de Vienne, Festival d’opéra de Québec

Collaboration : Ex Machina, Québec

Création : Royal Opera House, Covent Garden, Londres, 10 février 2004

Personnages :

Miranda Julie Boulianne, mezzo-soprano

Prospero Rod Gilfry, baryton

Ariel Audrey Luna, soprano

Caliban Frédéric Antoun, ténor

Ferdinand Antonio Figueroa, ténor

Stefano Kevin Bourdette, basse

Trinculo Daniel Taylor, contre-ténor

Antonio Roger Honeywell, ténor

Sebastien Gregory Dahl, baryton

Gonzalo Joseph Rouleau, basse

Roi de Naples Gregory Schmidt, ténor

 

Orchestre Symphonique de Québec et Chœur de l’Opéra de Québec

Direction musicale Thomas Adès

Livret : Meredith Oaks

Mise en scène Robert Lepage


© Anica Lazin, 2012


  
Anica Lazin, écrivaine et musicienne d’origine serbe, auteure du roman Tisza, (Éditions Trois Pistoles, 2010), membre de l’UNEQ, et professeure à l’UTA de l’UQTR.

Photos des chanteurs: Festival Opéra de Québec.

 

 


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