Critique: Blanc dehors
Zoran Minderovic
septembre 18

« Je ne sais pas pourquoi j’écris » écrit Martine Delvaux dans son lumineux roman Blanc dehors (Héliotrope, Montréal, 2015, p. 180.), « sinon pour mettre à la place de rien des mots qui eux aussi ne sont rien, mais qui ont l’avantage de meubler la place laissée vide ».  

Racontée par une présence spectrale, cette histoire inexistante, cette mélodie muette, cette topologie ciselée à partir de rien, ce labyrinthe absent qui débouche sur le néant, n’est rien : c’est une narration qui ne nous apprend rien, qui ne nous dit rien. En d’autres termes, le roman de Martine Delvaux est un miracle : 
L’œuvre littéraire est un véritable miracle. Elle existe, elle vit et nous influence, elle enrichit notre vie de manière extraordinaire, elle nous vaut des heures d’émerveillement et de descente dans les profondeurs abyssales de l’être, et pourtant ce n’est qu’une formation ontologiquement hétéronome qui, au sens de l’être autonome, est pareille au néant. Si nous voulons la saisir de manière théorique, elle présente une complexité et une variété d’aspects qu’on a de la peine à embrasser ; et pourtant dans le vécu esthétique elle présente une unité qui ne laisse que transparaître cette complexité structurelle.

[Roman Ingarden, L’Œuvre d’art littéraire, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983, p. 316] 

Dans L’Œuvre au Noir, le grand roman de Marguerite Yourcenar d’inspiration alchimique, le protagoniste, Zénon, craint, après avoir entamé le Grand Œuvre, en traversant l’espace noir de la première phase de la recherche alchimique de l’absolu (la rencontre avec l’inconscient et avec les ombres de la mort), de ne pouvoir atteindre le deuxième grade qui est l’œuvre au blanc. La première rencontre de l’adepte avec la lumière cosmique et intérieure, d’après la tradition alchimique, ce deuxième effort précède les étapes finales, l’œuvre au jaune (la conscience des limites psychiques) et l’œuvre au rouge (l’union cosmique de l’âme au corps) culminant dans l’illumination mystique de l’adepte. Si, chez Martine Delvaux, la couleur blanche symbolise l’absence, la solitude, l’aliénation, et le mystère, l’irruption des forces humainement démoniaques se produit dans un espace où règnent les ombres incolores : 
Je n’arrive pas à imaginer ma grand-mère ultra-croyante insistant pour que sa fille mette fin à une grossesse, et pourtant, il n’y a pas de doute, elle l’a bien fait. La honte était sans doute plus forte que l’amour de Dieu, et à quoi servait d’aimer Dieu aux yeux de tous pour faire bonne figure quand sa propre fille lui faisait un pied de nez avec son ventre rempli de péché ? [Blanc dehors, p.48-49.]

La honte plus forte que l’amour de Dieu est plus forte que Dieu, ce qui veut dire que le monde soumis à la honte est un monde sans amour. Autrement dit, un monde sans Dieu. Dans ce monde sans Dieu, c’est la vie qui est stigmatisée comme le pire péché.  Sans le dire explicitement, la narratrice décrit un microcosme, un triangle, pour ainsi dire, dont les points sont une force qui la néantise, un père obsessionnellement absent, comme Dieu, et elle-même. On pourrait, suivant une lecture superficielle, classer ce roman comme une quête métaphysique, car ce n’est que Dieu qui nous élude, absolument et a priori. C’est le privilège de Dieu de ne pas exister—certains diraient obligation--, et il apparaît que l’inexistence du père, dans toutes ses gradations (merveilleusement invoquées par la prose incantatoire de la romancière) possède toutes les qualités d’un dieu, du Dieu qui vacille entre escamotage et obscurité absolue. Tel le penseur solitaire de Descartes, l’écrivaine, qui ne cherche rien, n’existe, semble-t-il à peine, que grâce à la voix spectrale de sa pensée. Comment penser sans objet de la pensée ? Quand elle pense de son père, c’est l’inexistence agressive de l’objet qui effiloche ses pensées : 
S’il était mort, j’aurais pu pleurer, remplir les blancs avec des objets et des histoires qu’on m’aurait racontées, j’aurais pu pleurer sans pouvoir m’arrêter et alors la tristesse aurait eu un sens, on s’explique la douleur d’un enfant dont le père est mort, on comprend la mort de quelque chose, elle annule le mutisme, elle donne un corps à la souffrance. Mon père est sans corps. Il est un phasme, une enveloppe vide et translucide à travers laquelle je peux passer les doigts. Il n’y a pas d’images, et il est l’absent absent. [Blanc dehors, p. 122-123.]

On tourne les pages de ce miracle romanesque sans se rendre compte que la lumière que l’on attend à la fin de l’histoire, la lumière, qui, pour la narratrice, transforme toutes les blancheurs de la solitude, dehors, en l’illumination intérieure d’une âme qui se connaît elle-même, figure dans chaque fragment du texte. Il s’agit d’une lumière intérieure qui illumine chaque page, inspirant le lecteur de lire et relire ce roman dont la magie demeure dans sa mémoire telle une musique inextinguible.

Blanc dehors (Héliotrope, 2016) a été en lice pour le prix du Gouverneur général 2016. La traduction anglaise de Katia Grubisic, White Out, vient d'apparaître chez Linda Leith Publishing (2018).  

© 2018, Zoran Minderovic 
Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic  a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.


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