Comme une bête, par Joy Sorman, deuxième volet
avril 14

Pim y pense sérieusement : ouvrir une boucherie à Paris, la ville du monde où l’on travaille le mieux la viande.

Il décapsule une Kro d’un coup sec sur le rebord du banc et les larmes lui montent aux yeux tandis que la mousse monte au goulot. Ses paupières inférieures s’ourlent instantanément de liquide salé et l’écume de houblon affleure puis s’échappe doucement, glisse le long de la bouteille. Ça déborde de tous les côtés, Pim essuie les larmes du revers de sa manche, lèche le bord du goulot, ils n’interrompent pas leur discussion, font comme s’ils n’avaient rien vu, ils le savent que Pim pleure, qu’il pleure depuis toujours sans raison. Pim tu es triste? Non. Tu as mal? Non. Tu es ému? Ben non. Mais Pim tu pleures. Oui, on dirait bien. Qui c’est qu’a secoué les bouteilles de bière comme ça ? C’est pas très malin.

Pim t’es pire qu’une gonzesse, et leurs rires grippés par le tabac résonnent en cascade, outrés par le vide de la nuit.

Sur le banc d’en face trois copines boivent du vin blanc à la bouteille, assises en tailleur, à l’écart du groupe elles discutent à voix basse, des histoires de mec lâche, de belle-mère autoritaire, de petite sœur hystérique, de prof dégueulasse, de soirées inoubliables, des histoires de filles, d’amitié et de nuit. Il y en a une qui plaît à Pim, ses cheveux courts, ses petits seins, son jean serré et ses espadrilles enfilées comme des babouches, qui glissent, découvrant des pieds minuscules aux ongles vernis rose écaillés.

Pim s’approche, salut les filles j’peux m’asseoir? Tu vois pas qu’on discute là? Tu nous déranges. J’me présente, Pim, boucher, et bientôt avec un peu de chance charcutier traiteur, c’est chez moi que vous viendrez acheter votre rôti du dimanche et la tranche de jambon du p’tit dernier quand vous serez des femmes des vraies. Vas y dégage. Si vous avez besoin de moi je suis là sur le banc, j’attends.

Pim repart à reculons, ses yeux de chartreux rivés sur la fille aux espadrilles, la fille au menton frondeur qui soutient ce regard jaune, fendu.

Plus tard dans la nuit elle rejoindra le banc de Pim. Il est là allongé, mains croisées derrière la nuque, ses longues jambes repliées, la place est maintenant presque déserte, ceux qui restent somnolent au pied de leurs bécanes, ivres d’alcool, de shit et de discussions. Pim a attendu la fille sans y croire vraiment, elle lui tend la main, viens relève-toi je mangerais bien un steak frites, il la saisit, elle est chaude, tellement plus chaude que l’air de la nuit.

Elle se le dit bien sûr. Qu’elle va coucher avec un type qui a découpé de la viande toute la journée, impossible de ne pas y penser, de ne pas se demander ce que ça fait. Des mains rougies par l’hémoglobine qui vont passer d’une carcasse à ses seins, rouler d’une viande à l’autre, des mains expertes en anatomie, des mains qui servent beaucoup, qui évaluent ce qu’elles saisissent, des pognes qu’on ne trompe pas, qui manipulent du mort et voilà cette nuit un corps vif et dansant.

Mais il faut faire confiance à un boucher tout nu. Elle ôte ses vêtements la première, il se déshabille de dos, elle découvre, occupant toute la surface de l’omoplate droite, une côte de bœuf tatouée, d’un rouge vermillon intense et réaliste. Le dessin, à l’arrondi parfait, incrusté dans la peau, affleure comme une pellicule de sang. Elle s’approche, pince, lèche, croque la chair colorée, si fine à cet endroit, mord la peau, un suc de viande corsé suinte du dessin, la forme du tatouage se modifie sous l’effet des premiers mouvements du corps, la côte de bœuf vibre et se déploie. Elle n’a jamais rien vu de si beau et de si étrange, pousse le boucher sur le lit, prend son élan et le rejoint.

Pim passe sa main partout où il peut, identifie à haute voix le jarret, la côte première et le filet mignon — les mots la font rire et puis moins quand il passe à la tranche grasse et au cuisseau. Le corps de l’apprenti ankylosé par des jours de découpe, de désossage et de nettoyage se détend enfin, s’assouplit, ses mains se décrispent, la chair est mobile, la peau se griffe, le sang détale dans les veines, il pose ses doigts sur les tempes de la fille, ça pulse.

© Joy Sorman et Lara Vergnaud

Avec la collaboration de The French Publishers' Agency.

Vous trouverez le premier volet ici en français.
La traduction anglaise de ce volet se trouve ici.


Joy Sorman
[Photo: C. Hélie. Droits réservés.]


Traductrice littéraire Lara Vergnaud


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